Enseignants et Recherche
L’enseignement supérieur connait une évolution turbulente depuis quelques décennies. La crise inattendue survenue à cause de l’épidémie COVID-19 a été une nouvelle source de ce bouleversement. Après quelques semaines seulement de crise, les enseignants-chercheurs du monde entier parlent déjà des défis et des opportunités auxquels sont confrontés les établissements de l’enseignement supérieur et de l’évolution de leur métier. Ils se posent des questions au sujet de l’impact de cette expérimentation forcée de l’enseignement à distance sur les normes établies de longue date par le monde académique.
La crise a également touché le travail des enseignants-chercheurs en France. Avec l’arrivé du confinement, beaucoup se sont interrogés sur la façon dont ce métier allait évoluer. De nombreux pensaient que les particularités de ce métier, notamment la nature individualiste de cette profession se prêtait parfaitement à cette situation inédite.
Enseigner à distance et donner des cours en lignes n’est pas une nouveauté. Avec la diversification des profils d’étudiants et la montée de la concurrence dans l’éducation supérieure, les établissements se sont mis à moderniser leur offre de formation à partir des années 2000. Pour répondre au mieux aux nouveaux besoins des étudiants, ils ont réinventé le contenu des formations proposées ainsi que leur format. La formation à distance a été une approche commune sous l’ère de l’avènement du numérique (Andrade et al, 2020). Avec beaucoup de travail sur la qualité de cette forme d’enseignement, la formation à distance s’est installée comme une offre incontournable de nombreux établissements de renom.
Les prévisions étaient également positives pour la recherche pendant la période du confinement. Cette activité a l’avantage de pouvoir être réalisée d’importe où, être répartie entre plusieurs chercheurs ou bien faite de manière individuelle. De plus en plus d’institutions de l’enseignement-supérieur proposent à leurs enseignants-chercheurs de choisir les conditions de travail pour la recherche qui leur convient : à domicile, au bureau, tout seul, en groupe… afin de ne pas inhiber le travail de création et d’analyse que requiert la démarche scientifique. Ainsi, travailler en confinement n’allait pas, a priori, impacter la recherche. Ainsi, plusieurs académiques étaient d’avis que cette période de quarantaine serait même une aubaine pour la productivité scientifique : l’idée, sans doute, était que l’isolement serait opportun pour la réflexion et l’écriture. De nombreuses personnes de cet avis ont fait référence à l’année 1665 pour justifier leur propos.
En 1665, l’Angleterre subit une épidémie de peste noire qui a obligé les universités à fermer leurs portes et à renvoyer les étudiants chez eux. Isaac Newton, étudiant à Cambridge, est rentré à sa maison natale à Woolsthorpe et a passé beaucoup de temps dans le jardin où, un jour, il a reçu sur sa tête une pomme tombée de l’arbre. C’est grâce à cette période d’isolement que Newton a progressé fortement en mathématiques, physique et surtout optique et a révolutionné la science de l’époque : ses travaux ont abouti en loi de la gravitation en 1687.
Malgré ces a priori sur une hausse de la recherche académique, le travail à distance s’est avéré plus difficile que prévu pour de nombreuses raisons. Les enseignants-chercheurs ont dû complétement réorganiser et repenser leur travail afin de mieux gérer cette situation inédite. Ils ont passé beaucoup plus de temps à revoir et adapter le format des cours et à échanger davantage avec les étudiants, par email et téléphone. En parallèle, de nouvelles tâches sont apparues en plus des tâches administratives habituelles et les processus académiques et administratifs ont dû être revus.
Un changement important a été de prioriser l’enseignement au détriment de la recherche. Avec cette réorganisation du jour au lendemain de leur travail et avec la gestion de leur vie familiale bouleversée, la part laissée à la recherche a parfois diminué ou dû être repensée.
« Je travaille tous les jours, mais pas toute la journée. Je ne peux pas modifier les heures de cours et de réunions, donc je m’arrange avec mon mari pour qu’il garde les enfants à ces moments. En revanche, je fais ma recherche le soir assez tard, quand mes enfants dorment ou les weekends, quand je n’ai pas leur école à assurer. J’ai également beaucoup de démarches administratives à assurer qui prennent plus de temps maintenant qu’avant. Il n’est pas possible de ne pas les faire ou de les faire plus tard. Donc, la recherche passe après les cours et la gestion administrative si j’ai le temps ».
Marion, enseignant-chercheur à l’université.
« J’ai mon environnement habituel pour la recherche, car j’ai toujours fait la recherche chez moi, si ce n’est qu’il y a mes enfants maintenant. Ça me prend énormément de temps de s’occuper de leurs devoirs. Je fais pas mal de leçons avec eux, pas mal d’exercices, j’imprime et copie leurs cours. Il y a également l’organisation de créneaux, partager l’ordinateur, etc.».
Leticia, enseignant-chercheur à l’école de commerce.
Avec cette contrainte de temps beaucoup ont fait le choix de prioriser les projets de recherche en cours, avec comme mot d’ordre l’efficacité. Le choix a porté principalement sur des recherches qui nécessitent le moins de temps pour être terminées. Les projets avec plus d’implication ont été arrêtés ou reportés.
« Au début, je voulais continuer tous mes travaux de recherche et à un moment j’ai eu un coup de stress : je n’arrivais pas à bien répondre aux étudiants, à bien m’occuper de mes enfants, à bien faire ma recherche. C’était au bout de deux ou trois semaines. J’ai pris mes travaux de recherche et j’ai décidé de façon unilatérale d’en mettre deux de côté. Je n’en pouvais plus. C’était trop et je n’arrivais pas à m’en sortir. J’ai informé mon co-auteur que je voulais stopper ces projets et j’ai découvert qu’il n’avait pas avancé non plus. J’ai arrêté ces projets parce qu’ils me semblaient les moins importants et qu’ils me demandaient le plus de temps ».
Caroline, enseignant-chercheur à l’école de commerce.
Une autre réflexion a porté sur la façon de réaliser la recherche pour se prêter aux règles du confinement afin de pouvoir poursuivre la recherche. Avec les difficultés d’étudier le terrain, les méthodes de récolte de données ont été repensées.
« Une autre chose qui a changé pour ma recherche est la manière de collecter des informations. On était censés faire des entretiens et faire ça à distance est impossible. Donc on a complètement retravaillé ce projet. On a dû être plus créatif, plus innovant au niveau de la méthode de recherche ».
Caroline, enseignant-chercheur à l’école de commerce.
Des changements importants sont intervenus sur l’activité de l’enseignement également. Les professeurs qui ont réalisé leur classe en ligne ont dû jongler entre le fait de répondre à la désorientation de chacun et le fait de continuer à suivre leur programme.
En plus de l’exercice d’adapter les cours aux nouveaux supports digitaux, les enseignants-chercheurs ont passé beaucoup de temps sur l’adaptation même du contenu de cours et sur l’encadrement des étudiants. Les étudiants se sont retrouvés face à une situation d’incertitude et ont sollicité davantage d’aide de leurs professeurs. La formation à distance n’est pas une simple utilisation des outils digitaux, c’est une manière nouvelle de donner des cours. Ça suppose une vraie organisation, une discussion. La bonne décision pour faire face à cette situation était de combiner deux types d‘apprentissage : socio-émotionnel et cognitif. Lors d’un apprentissage cognitif, plus traditionnel, les étudiants absorbent, traitent et utilisent les informations pour accomplir leurs tâches. Lors de l’apprentissage socio-émotionnel, les étudiants apprennent comment se sentir dans cette situation inédite, ainsi que la manière de gérer leurs pensées et leurs sentiments. En faisant passer l’apprentissage socio-émotionnel avant le travail cognitif, les enseignants-chercheurs ont pu reconnaître la réalité et définir un nouveau cadre d’apprentissage dans un délai quasi impossible.
« Le confinement pour moi a coïncidé sur une période où j’avais principalement des cours de coaching. J’avais des présentations, des soutenances…. J’avais des cours dont le format ne se prêtait pas parfaitement à l’utilisation de la plateforme en ligne, donc j’ai réfléchi, j’ai demandé à des collègues, j’ai cherché d’autres plateformes, comment bien faire ce type de cours en ligne ».
Leticia, enseignant-chercheur à l’école de commerce.
Le confinement a également amené les enseignants-chercheurs à passer beaucoup plus de temps à accompagner et rassurer les étudiants, passer beaucoup de temps au téléphone ou en vidéo conférence, expliquer les démarches, les consignes de travail à réaliser, etc.
« J’ai eu la chance au niveau de la pédagogie car j’avais presque terminé mes cours. Ça, c’est une très grande chance et je la mesure. Par contre les étudiants m’ont demandé beaucoup plus de temps que d’habitude, parce qu’ils étaient très inquiets. J’ai eu pas mal d’étudiants qui s’inquiétaient pour leur mémoire par exemple et ça continue d’être le cas. J’essaie de leur répondre le jour même ou le lendemain, pour les rassurer. Un autre changement est que d’habitude ils me contactaient par mail et maintenant je passe plus de temps à discuter avec eux au téléphone ».
Caroline, enseignant-chercheur à l’école de commerce.
La vie en confinement peut brouiller la ligne entre les obligations personnelles et professionnelles. Un enseignant-chercheur se retrouve à jongler entre la révision des plans de cours du jour, la communication avec ses collègues et ses étudiants, faire l’école à la maison pour ses enfants, assurer les besoins administratifs pour la vie personnelle. Pour y arriver, beaucoup ont réorganisé leur temps et leur manière de travailler. Ils travaillent par exemple tous les jours de la semaine, aussi les weekends, pour moins travailler sur une journée afin de pouvoir gérer leurs vies familiales.
Même s’il semble difficile de trouver un équilibre entre les responsabilités intellectuelles et émotionnelles auxquelles un enseignant-chercheur est confronté, tout le monde est unanime pour dire que cette expérience forcée doit être convertie en opportunité pour le futur de l’enseignement supérieur. Le monde académique s’organise désormais pour d’éventuelles crises de tous types. Des groupes de travail organisés à l’ISC Paris, par exemple, cherchent des voies pour améliorer l’expérience de l’enseignement supérieur pour ses étudiants et ses professeurs avec les nouvelles capacités numériques. Quel sera le résultat de cette expérience pour le monde académique ? Nous verrons ça dans quelques mois quand le nouveau semestre va démarrer. Une chose est sûre, le monde académique a déjà réussi à transformer une crise difficile en opportunités pour le futur de l’enseignement supérieur.
Nino Tandilashvili, enseignant-chercheur à l’ISC Paris