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#BalanceTonPorc est sans doute un Hashtag très médiatisé. Suffit-il de le relayer pour faire changer les lignes ? Comment le online et le offline sont-ils complémentaires et indispensables ?
Internet permet de diffusion la connaissance mais il peut aussi mobiliser pour une manifestation en facilitant la coordination. Dans le cas de la protestation féminine, des manifestations dans la rue ont été organisées, largement relayées par Internet. Quel que soit l’usage, Internet doit être appréhendé dans sa globalité et son articulation avec les autres modalités hors du clavier.
Il est déjà clairement apparu qu’Internet permet d’indiquer des changements de lieux de rassemblements pour manifester, de diffuser des compte-rendu de forums à ceux qui n’ont pas pu s’y rendre… Contrairement aux média classiques, Internet est disponible 24H/24, permet à chacun de s’exprimer et de réagir. L’examen de cette articulation nécessite de bien comprendre l’objectif des blogs politiques ou militants par opposition aux blogs intimes (journaux intimes, diaries…). Alors que ces derniers sont destinés à un auditoire restreint connu (proches, liens forts), les blogs d’opinion ont un contenu moins personnel, à la limite détaché de l’identité intime de son créateur. Même s’il décline toujours son identité, l’auteur du blog souhaite avant tout diffuser des informations dans l’espace public. Le but consiste avant tout à faire connaitre des personnalités politiques, des partis ou des idées à soutenir. Le blog reprend alors surtout des messages d’autres blogs et propose des liens externes vers autres blogs ou sites de média. C’est ce qu’on appelle un blogroll.
L’étude des blogs et des forums montre que finalement Internet est polarisé sur un nombre restreint de sites qui peuvent émaner des grands média ou de journalistes connus. Si créer un blog est très simple, le référencer et assurer sa visibilité est très complexe. Ceci explique la polarisation. Les internautes lambda sont davantage visibles en interagissant sur les forums existants qu’en créant leur propre blog qui atteindra rarement une audience suffisante. La puissance d’Internet apparaît notoire surtout lorsqu’elle permet d’inclure dans la conversation des internautes isolés dans leur environnement off line.
En permettant de quantifier le nombre d’invisibles qui manifestent leur sensibilité pour un débat, Internet agrège une foule d’individus isolés pour en faire un groupe qui peut alors faire pression si relayé. On acquiert « la puissance du nombre » dont parlait déjà Gabriel Tarde dans « L’opinion et la foule » en 1901. Cette puissance peut constituer une arme pour faire bouger l’opinion publique et surtout les Institutions et les pouvoirs législatifs. L’exemple récent des #Metoo l’illustre. Sans cette puissance du nombre, les pouvoirs publics comme les clients des « porcs » n’auraient pas réagi. Les pétitions en ligne prouvent que ce nouveau mode de consultation aboutit à faire changer les lignes de force. Internet est un levier de démultiplication de l’opinion publique. Internet représente ainsi un formidable pouvoir d’interpellation puis de mise sur l’agenda public d’un thème particulier. Là encore dans le cas du mouvement de protestation contre les violences faites aux femmes, c’est manifeste : le sujet s’est immédiatement invité à l’agenda public et en a bousculé d’autres. La question est de savoir s’il va s’installer dans la durée et permettre de véritables avancées. Le cumul des Like sur des Hashtag donne de la force pour agir. Se pose alors la question de la représentativité de ces avis et soutiens car en ligne, ne viennent que les personnes décidées à participer. Il s’agit d’un débat intentionnel par opposition au débat de l’orateur dans un parc debout en chaire. En effet, lorsqu’on se promène à Hyde Park, on ne prévoit pas d’aller écouter tel ou tel orateur.
La représentativité des soutiens en ligne ne doit pas masquer la puissance du nombre. Internet donne accès à une information jusque-là surtout réservée à des sphères restreintes de personnes ayant le temps de se mobiliser pour participer IRL. Par conséquent, on observe un déplacement de l’activité militante, qui passait par le discours oral et les réunions vers la rédaction de fiches de synthèse normalisées. Les compétences requises sont différentes. A travers la lecture des informations et la participation aux débats désormais accessibles à tous, s’opère une reconfiguration des rapports de force dans les associations et organisations. Internet court-circuite les instances dirigeantes, réduit la distance entre la base et les dirigeants. Se pose alors la question de la légitimité des décisions prises par les structures de représentation traditionnelles si elles ne tiennent pas suffisamment compte des nouveaux militants purement en ligne.
Symétriquement, quelle légitimité et quel poids apporter au travail collaboratif effectué en réseau sur Internet ? Il en résulte une tension entre la culture hiérarchique des syndicats et les processus d’élaboration collective notamment via les wiki et blogs. On assiste à un choc des cultures, les anciens et les modernes. Cette première tension se double d’une autre tension concernant le mode de fonctionnement. En effet, l’élaboration collective en ligne se fait par mode projet (par exemple pour élaborer le logiciel libre), qui suppose une organisation et une temporalité différentes de l’engagement sur le long terme qui caractérisent les organisations en place.
Internet permet aux syndicats, associations et partis politiques de mobiliser pour construire un réseau social de militants, diffuser des informations. La campagne électorale de Barak Obama illustre la capacité d’Internet à mobiliser et récolter des fonds, même par petits versements. Le récent mouvement de protestation contre les violences faites aux femmes s’est propagé mondialement en quelques jours grâce aux hashtags #MeToo et #BalanceTonPorc. En offrant l’accès à une quantité quasi infinie d’informations gratuites et une tribune d’expression, il permet à chacun d’être émetteur, récepteur et nœud du réseau. Internet permet d’articuler entre elles une variété d’actions citoyennes visant à la vigilance, à la dénonciation avec la volonté de redonner du sens. Chacun choisit ses modes d’intervention et d’engagement, en lien les uns avec les autres, en ligne et hors ligne.
Internet permet de collecter l’information, de la diffuser, de faire interagir et participer, de donner la parole à ceux qui sont moins dotés du capital social pour s’exprimer et n’osent pas. Internet permet la « mise en visibilité de la multitude » (Granjon, 2001, p.30) en faisant masse, les pétitions et envois de mails en grande quantité, l’inscription dans l’agenda, l’organisation d’actions de mobilisation dans le monde réel… Là encore les manifestations de soutien aux femmes victimes de violences ont été organisées partout dans le monde en bousculant l’agenda public. Internet possède « une force motrice incroyable » (Vanbremeersh, 2009) qui réussit à fédérer une opinion publique éclatée. Cette force a conduit certains « porcs » à la faillite, en tout cas à la stigmatisation publique et à une défiance de leur entourage ou de leurs clients. Le mouvement étant encore jeune, d’autres effets restent à venir. En dénonçant et mobilisant, Internet permet au citoyen de s’exprimer et de partager une défiance, rééquilibrant ainsi le fonctionnement démocratique.
Internet représente ainsi surtout un outil de contre-démocratie. Internet apparait alors, sous conditions, comme un contre-pouvoir dont l’objectif est moins de produire de nouveaux discours que de rectifier les discours dominants et faire entrer des minorités. Pour réussir dans cette voie, deux conditions doivent être réunies : organiser un débat et offrir une argumentation claire et aussi objective que possible. La rapidité de diffusion de l’information sur Internet est à la fois un atout et un risque, lorsque le buzz relaie des rumeurs non fondées ou sert à manipuler. Malgré ses fragilités, Internet s’affirme comme un nouvel espace d’information et d’échange qui accompagne le citoyen dans sa démarche de réappropriation de sa compétence et de son esprit critique pour ne plus se voir confisquer la parole par les élus et les experts. Pour les femmes victimes de violence ou témoins de telles violences (en tant d’amies, sœurs, mères, collègues…) il représente un espoir inégalé jusqu’alors.
Voilà, vous avez toutes les cartes en main. Allez-vous soutenir une cause en ligne ? Organiser un apéro sur zoom pour partager vos convictions ? Faire un mooc pour vous découvrir des territoires nouveaux ? Revoir vos films préférés ? Surfer pour préparer un grand voyage pour l’après confinement ? Toutes les idées sont bonnes en attendant la suite. Bon courage
Article de Catherine Lejealle, sociologue du digital et enseignante-chercheuse à l’ISC Paris.