Enseignants et Recherche
Nous avons entamé notre troisième semaine de confinement, situation inédite qui modifie forcément la sociabilité en réduisant les rencontres en face-à-face. Tant dévalorisées par rapport aux échanges dans le réel, les échanges virtuels sont pourtant aujourd’hui en pleine explosion et apportent un substitut de sociabilité. Mais pourquoi est-ce si difficile de se confiner ? Quels fondements sociologiques peuvent expliquer cette difficulté ? Comment vivons-nous le dilemme du porc-épic ?
« Par une froide journée d’hiver un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux maux jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières. En Angleterre on crie à celui qui ne se tient pas à cette distance : Keep your distance ! Par ce moyen le besoin de se réchauffer n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais, en revanche, on ne ressent pas la blessure des piquants. Cependant celui qui possède assez de chaleur intérieure propre préfère rester en dehors de la société pour ne pas éprouver de désagréments, ni en causer. » – Shopenhauer, le dilemme du porc-épic, 1905
Le covid-19 a enrichi notre vocabulaire : désormais tout un chacun a entendu parler de distanciation sociale. Ce terme médical qui s’apparente à l’isolement, à la quarantaine ne doit pas être confondu avec la dimension cachée qu’à mise en évidence l’anthropologue américain Edward T. Hall en 1966 dans son ouvrage « La dimension cachée ». Inventant la proxémie, Hall se réfère à l’éthologie qui étudie la régulation de l’espace par les animaux. Il montre qu’il existe une distance sociale confortable dans les rapports sociaux entre collègues, voisins, amis. Celle-ci est éminemment culturelle. Dans les pays méditerranéens, on se parle de façon plus rapprochée qu’au Japon ou en Europe du nord. Dans tous les cas, cette distance sociale, confortable pour chacun des protagonistes est inférieure au mètre imposé par le confinement, a fortiori aux deux ou huit mètres qu’il faudrait respecter.
Ceci explique la difficulté à respecter cette distanciation sociale d’un mètre au moins, car elle n’est pas naturelle dans nos sociétés. Nous avons pu observer que les mesures de confinement étaient plus faciles à respecter dans les pays asiatiques et moins en Italie notamment. Ces nouvelles obligations modifient les rites d’interaction, décrits par Erving Goffman (1974). Le sociologue explique que la vie est un théâtre où chacun est invité à tenir son rôle et à se comporter selon les rites qu’il a appris. Se serrer la main, partager une boisson avec des amis sont autant de rites anciens destinés à montrer qu’on faisait confiance à la personne. En acceptant de trinquer ensemble, on indiquait à son interlocuteur qu’on ne craignait pas que la boisson soit empoisonnée. Ces brefs rappels historiques expliquent pourquoi changer les habitudes est si compliqué.
Designed by macrovector / Freepik
La distance sociale et les rites d’interaction exposés par Hall et Goffman font appel à la dimension spatiale. Il est important d’ajouter une dimension temporelle. De nombreux sociologues tels que Dominique Desjeux ou encore Bernard Conein ont montré l’importance des routines comme structuration du quotidien, respectivement dans la vie privée et professionnelle. La routine devient inséparable du rôle constitutif d’un agent-salarié au sein d’une organisation. Les routines soulagent notre charge cognitive en créant un mode pilote automatique qui évite de réfléchir. Loin d’y voir un mécanisme ennuyeux qui tuerait toute fantaisie, les sociologues montrent qu’au contraire, en apportant un cadre d’action, elles permettent une variété d’interactions. Elles en sont le support, le soutien, la matrice constitutive.
En matière de pratiques culturelles, les études sur les pratiques télévisuelles ont été les premières à montrer le rôle d’ancrage de la télévision. En 1980, James Lull montre l’usage social de la télévision, permettant de se créer un emploi du temps notamment pour les retraités et les femmes au foyer. Ces rendez-vous quotidiens scandent leur journée, articulent les différences occupations et donnent l’impression de retrouver des amis. Transposé au paysage numérique d’aujourd’hui, avec des possibilités plus que décuplées, on observe qu’en période de confinement, chacun s’est bricolé son emploi du temps.
Par bricoleur, j’entends au sens noble de Claude Levy Strauss, où le bricoleur est un artisan pragmatique qui s’adapte aux moyens disponibles par opposition au théoricien qui peut manipuler des concepts imaginaires. Le premier rendez-vous qui s’est mondialement instauré est celui des applaudissements à 20 heures comme soutien aux personnels soignants. Mais ce soutien est également une précieuse aide pour chacun qui attend ce moment, charnière entre la journée et la soirée. L’heure n’est pas anodine, c’est celles des Journaux télévisés qui ont rassemblés des générations pendant tant d’années. On découvre des voisins dont on ignorait l’existence. Dans beaucoup de quartiers, un voisin s’instaure DJ de crise et trouve des chansons en lien avec le confinement : On va s’aimer, Laissez-moi danser – chanter en liberté, I will survive… Chaque soir, c’est une surprise attendue par tous, un moment de communion festive. S’il n’a pas la saveur des spectacles, des soirées au restaurant ou en boite, des rassemblements religieux, il y fait écho et raisonne dans nos mémoires.
Ce nouveau rituel des applaudissements à 20 heures est particulièrement intéressant parce que la société post-moderne a permis de choisir des liens de prédilection. A l’époque où les déplacements étaient limités, la sociabilité des villages était contrainte. Aujourd’hui, l’élection affective est une dimension forte de la post-modernité. Avec son téléphone portable, on échange avec des proches distants, snobant les personnes présentes. On privilégiait ces liens distants. Aujourd’hui, l’entraide pour faire les courses des personnes âgées seules s’organise spontanément. Le confinement aura permis aux liens de voisinage de retrouver une place.
Ces rappels sociologiques expliquent pourquoi le confinement est si difficile pour nous, êtres sociaux et relationnels par nature. Mais comment avons-nous rempli ces heures désormais disponibles ? Quel impact le confinement a-t-il sur nos pratiques numériques ? Pour le savoir, découvrez l’épisode 2 de cette série d’articles sur le confinement.
Publié le mercredi 8 avril 2020,
Ecrit par Catherine Lejealle, docteur en sociologie et chercheuse à l’ISC Paris