Enseignants et Recherche
« Dès que la guerre est déclarée, impossible de tenir les poètes. La rime, c’est encore le meilleur tambour. »
Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu
En cette période de confinement, vous êtes tenté par visites les différents Hashtags que vous avez vu défiler. #NePerdonsPlusDeTemps #Visieressolidaires #RestezChezVous…
LaFourchette propose de participer à des repas pour les soignants. Un collectif s’insurge contre le temps perdu par le gouvernement pour gérer cette guerre… Mais est-ce efficace pour provoquer des changements durables ?
L’affaire Weinstein a déclenché un mouvement de protestation féminine comparable aux luttes contre l’avortement des années 1970 et pour la parité dans les années 1990. Mais à la différence de celles-ci, Internet a pu accompagner le combat, permis une dissémination rapide et planétaire des messages, et surtout donné la parole aux millions de femmes qui jusqu’alors ne pouvaient pas se faire entendre. A travers les #MeToo et #BalanceTonPorc, la domination masculine de certains a pu être dénoncée conduisant à des démissions ou à des faillites. Mais le mouvement n’en est encore qu’à ses débuts. Il est intéressant d’analyser ce tournant historique au regard du contexte socio-technique dans lequel il a pris naissance. En effet, aujourd’hui, chacun dispose d’Internet au domicile mais aussi à portée de main sur leur mobile et peut y accéder à volonté, n’importe où et n’important quand. Contrairement aux livres et encyclopédies qui pendant des décennies ont été financièrement réservés à une petite partie de la population, avec un contenu obsolète à peine publié, Internet offre gratuitement une infinité de savoir ouvert à tous toujours à jour.
Ce changement de paradigme radical représente un progrès inouï d’accès à la connaissance. Internet permet également à chacun de s’exprimer en publiant un blog pour diffuser des idées et réagir en temps réel avec une résonnance mondiale. Toutes ces caractéristiques font a priori d’Internet un formidable levier pour mobiliser et faire s’engager pour différentes causes. Permettant d’être simultanément récepteur et émetteur, Internet s’annonce comme un outil inégalé d’information et de participation. Qu’il s’agisse de dénoncer les actes d’une multinationale ou d’un individu, de faire adhérer à de nouvelles idées, de mobiliser dans l’action, Internet présente des qualités indéniables qui peuvent en faire un support idéal au militantisme.
Mais est-il réellement cet eldorado susceptible de faire advenir plus de démocratie et notamment une démocratie participative incluant davantage de citoyens ? Si le mouvement de protestation féminine est encore en cours d’avènement pour qu’on puisse définitivement statuer sur l’impact global qu’il a eu, nous disposons d’exemples plus achevés qui permettent d’analyser l’effet qu’a Internet sur la diffusion des idées, la mobilisation des masses et la capacité in fine à faire bouger les lignes.
Comment fonctionne Internet et quelles fonctionnalités permet-il ?
Pour comprendre l’apport potentiel d’Internet sur le militantisme, il convient au préalable d’exposer les fonctionnalités que présente ce nouveau media. La sociologie des usages parle d’affordances (Gibson, 1966) pour désigner les prises qui ouvrent vers de nouvelles possibilités. Par exemple, un texte en ligne comprend des liens hypertextes qui pointent vers d’autres articles et invitent à aller découvrir des thèmes directement reliés ou connexes à la lecture. Il reste possible de s’abstenir de cliquer sur un lien et comme pour un article classique (encyclopédie papier, dictionnaire, ouvrage…) continuer la lecture sans s’interrompre. Ces affordances sont des possibilités qui s’offrent à l’utilisateur.
Dans le cas d’Internet, contrairement aux autres media et à la publication d’ouvrages, les barrières à l’entrée sont notablement faibles puisqu’il suffit d’une connexion. Internet permet ainsi à chacun de se saisir de ce nouvel espace d’expression pour avoir une présence en ligne. Par la gratuité et la diffusion à l’échelle mondiale en temps réel, Internet ouvre la voie libre à la participation, au dépôt de commentaires et à l’engagement de chacun. Cette facilité d’accès à un auditoire planétaire immédiat est un atout incontesté d’Internet. Chacun peut devenir un media et se faire entendre. Ces changements produisent un nouvel imaginaire politique mondial qu’on peut qualifier de « médiascope ». Dans le cas du mouvement de protestation féminine qui nous intéresse, Internet a parfaitement rempli ce rôle de dissémination d’information et de prise de parole des opprimées. Il a permis de dénoncer les injustices et violences professionnelles, économiques et sexuelles subies par les femmes. Il a libéré une parole jusque-là muselée car les dispositifs existants (plaintes…) ne sont pas les plus adéquats.
Internet présente un autre atout remarquable : sa structure en réseau. Cette organisation réticulaire présente une affinité structurelle (Granjon, 2001) avec les nouvelles formes d’engagement. Les mouvements comme celui des alter mondialistes ou encore Attac fonctionnent comme un réseau sans centre. Internet leur permet de mobiliser leur auditoire pendant les temps forts que sont les forums mondiaux et les grands rassemblements puis d’occuper l’espace pendant les temps creux. Le réseau est un précieux allié pour faire circuler l’information, la synthétiser, la traduire et la capitaliser. Rappelons que le coût de stockage est quasi nul et que l’information est accessible en permanence, contrairement aux grands média de flux.
La fin du 20ème siècle a sonné l’heure de la fin des militants (Ion, 1991). L’organisation hiérarchique des syndicales et son exigence d’engagement sur le long terme du fin 19ème et 20ème siècle ne séduisent plus. Ce militantisme dans des partis ou des syndicats s’était forgé sur le même modèle que celui des Etats nations car ils se sont formés au même moment. Ce modèle était celui de partis ou syndicats de masse. Actuellement si les mobilisations peuvent avoir une ampleur comparable, elles se font sans renforcer ces organisations. Elles épousent la forme des flash mob avec des engagements ponctuels, une manifestation un jour, un Hashtag le lendemain. De plus, ces formes d’engagement correspondent aux attentes des citoyens du 21ème siècle.
Mais l’individu se comporte dans sa dimension de citoyen comme il se comporte dans celle de consommateur : il vit dans l’instant présent et ne peut pas s’engager sur l’avenir. Les marques le disent infidèles mais c’est surtout que le concept même est devenu caduque. En effet, la fidélité suppose de penser le passé (la marque ne m’a jamais déçu), le présent (elle me fait vivre une expérience unique) et le futur (je n’en achèterai jamais aucune autre). Or, eux ne peuvent penser le futur et s’engager. Le concept ne parle plus aux internautes d’aujourd’hui. Ainsi, par ses modalités non engageantes sur le long terme, à travers des hashtag notamment, Internet constitue-t-il un dispositif permettant d’accueillir une forme d’action militante.
La question qui se pose ensuite est de savoir si l’internaute profite réellement de ce vaste océan d’informations pour découvrir des pensées et idées qu’il ne connaît pas et se confronter à des idées nouvelles. Les recherches montrent qu’en réalité il consulte surtout que ce qui va dans le sens de ce qu’il pense et conforte ses pensées. Il consulte surtout les sites et forums proches de ses opinions et se montre imperméable aux opinions différentes. Les dispositifs partagent cette responsabilité car ils présentent une information personnalisée (customisée) comme cela se fait pour son rôle de consommateur et renforcent cet entre soi. Mais si le « vous avez aimé telle série… vous aimerez telle autre » fonctionne bien pour des goûts culturels, il enferme dans la souveraineté du consommateur. En effet, il existe une différence importante entre un consommateur et un citoyen. La souveraineté politique suppose d’aller au-delà et parfois contre l’intérêt personnel et individuel pour construire un débat, échanger puis délibérer. La souveraineté politique fait primer les intérêts du collectif sur ceux de l’individu. Ainsi, le constat est que l’individu se comporte comme un consommateur, lisant les contenus qui confortent ses préférences et exprime son opinion en quittant le site et la discussion comme il ne rachète plus un produit qui n’a pas plu.
L’engagement s’apparente à un individualisme connecté, mou (slack) qui peut parfois donner l’impression de participer et de soutenir une cause par un clic, autorisant chacun à s’abstenir d’un soutien plus important qui consisterait par exemple à venir manifester ou encore envoyer des fonds. On parle alors de slacktivisme pour désigner le fait de Liker un Hashtag et soutenir d’un simple commentaire pour se donner bonne conscience sans pour autant réellement s’impliquer par sa présence ou ses deniers. C’est une limite d’Internet.
Cet épisode vous a présenté les caractéristiques d’Internet avec ses atouts et faiblesses pour soutenir la lutte militante. Cet espace est-il performatif pour faire bouger les lignes ? Vous le saurez en lisant l’épisode 4 de notre série spéciale confinement. A très vite, d’ici là réfléchissez aux combats que vous souhaiteriez soutenir.
Catherine Lejealle, enseignante-chercheuse à l’ISC Paris, Sociologue du digital